Editorial 2014

du bulletin de la Société des Amis des Monuments Rouennais.

frémissant « Les hommes ont pris dans les forêts la première idée de l’architecture […] Ces voûtes ciselées en feuillage, ces jambages qui appuient les murs, tout retrace le labyrinthe des bois dans l’architecture gothique (1)»… Est-ce de cette page célèbre de Chateaubriand que se sont inspirés les réalisateurs de la « création vidéo-monumentale » Le Gothique frémissant, offerte en nocturne aux Rouennais sous les voûtes de l’abbatiale Saint-Ouen ? Nombreux en tout cas, durant deux semaines, auront été ces derniers à y assister et à apprécier la magie d’une nef soudain muée en futaie bruissant au fil des saisons. A la différence de tel spectacle équestre à notre avis indésirable ici, ce type de représentation nous paraît au contraire adapté à la majesté du lieu, qu’il ne dégrade aucunement et dont il justifie, d’une certaine manière, les travaux de restauration jamais terminés …

Tout au plus pourra-t-on regretter, vu le coût de la manifestation, qu’elle n’ait pu être prolongée cet été – avec évidemment la publicité souhaitable – à l’intention de ces visiteurs dont on voudrait tant qu’ils passent au moins une nuit à Rouen. Mais il est vrai qu’ils auront eu, toujours très apprécié, le spectacle son et lumière donné de juin à septembre sur le parvis de la cathédrale.

stMaclouEvoquerons-nous en parallèle ces quais verdissants dont les plantations et l’engazonnement semblent vouloir rendre à la Nature ce qui était naguère le théâtre d’activités certes polluantes mais en même temps, comme à la presqu’île Rollet, à la base même de la prospérité du port ? L’accent mis sur l’aval et sur ces quais de rive gauche où se dressaient hier encore les manèges de la foire Saint-Romain ne devrait pas faire oublier l’amont. Quels projets, en effet, pour ces friches industrialo-portuaires qui, du Pré-aux-Loups jadis si cher aux peintres de l’Ecole de Rouen jusqu’aux limites d’Amfreville-la-Mivoie, pourraient céder la place à des aménagements paysagers dont notre Bulletin de 2009 avait lancé l’idée en ce qui concerne le faubourg d’Eauplet et les alentours de Saint-Paul ? On parle de « voie verte (2)» jusqu’à la base fluviale de Belbeuf ; mais quel charme aurait-elle sans une mise en valeur du patrimoine bâti semé sur son parcours, de l’église Saint-Paul, avec sa chapelle romane, au beau pavillon XVIIIe siècle des anciens thermes rouennais, sans oublier l’ex-école Buquet, centre d’apprentissage en sursis. Autant de monuments dignes de ce nom dont on n’a pas assez mesuré l’intérêt ni envisagé l’avenir.

• En plein cœur du centre historique, l’incendie – maîtrisé de justesse – d’une maison rue Damiette a rappelé la fragilité de ce merveilleux patrimoine de pans de bois dont, sorti juste avant le sinistre, notre ouvrage collectif (3) s’était attaché à montrer la richesse et l’originalité. Fruit, dans son état actuel, d’un demi-siècle de damiette restaurations voire de véritables réhabilitations, pour le plus grand bonheur tant des Rouennais que des touristes, ce patrimoine à nos yeux nullement « petit » demande un suivi attentif, une exclusion d’activités incompatibles avec sa sensibilité au feu, et aussi de nouvelles campagnes d’entretien, car bien des façades déplâtrées il y a déjà longtemps réclament d’urgence les soins sans lesquels leurs bois pluriséculaires se dégraderont irrémédiablement.

• Il n’est sans doute pas déplacé, au seuil du nouveau mandat de l’équipe municipale, d’attirer l’attention sur quelques problèmes auxquels on souhaiterait que la Ville apporte des solutions. Ainsi, malgré un louable effort sur les voies piétonnes (comme tout récemment rue aux Juifs), du triste état de trop de rues ordinaires dont les nids de poule mal comblés, en particulier autour de la gare, offrent une piètre image de notre voirie aux visiteurs. Ainsi de ces fontaines ou cascades – celle de la Gare, encore – privées depuis longtemps de toute adduction d’eau, alors qu’on ne sait trop où déverser le flux immémorial de notre source Gaalor ! Ainsi, plus sérieusement, du sous-éclairage nocturne de bien des monuments à commencer par la cathédrale, hors des heures du spectacle laser « Cathédrale de lumière ». La nuit, depuis nos belvédères, c’est Rouen tout entier qui semble observer une sorte de couvre-feu, par rapport aux communes de rive gauche bien plus illuminées.

• Dans un autre domaine, il y a lieu d’être inquiet d’une politique de densification urbaine dont se multiplient les exemples, sans grand souci des monuments voisins, fussent-ils inscrits ou classés M.H., ni des gabarits propres au bâti rouennais courant. Après l’ensemble immobilier qui, dans l’ancien jardin des Gravelines, écrase de sa masse la proche Fontaine-Sainte-Marie, après les sept étages – les derniers très inesthétiques – du bâtiment élevé rue Verte auprès de belles demeures d’élévation bien plus modeste, on se propose de bétonner à la fois à côté du Donjon (monument historique, pourtant) et entre la gareRVGare (autre édifice classé) et l’église Saint-Romain, digne d’un meilleur sort. A tel point qu’on peut se demander s’il est bien cohérent, et même financièrement rentable, de construire à tout-va à côté d’une station ferroviaire vouée, à ce qu’on dit, au quasi-abandon dans un proche avenir… Mais les promoteurs immobiliers s’activaient déjà il y a quarante ans et nous saurons gré à Rouen-Magazine d’avoir rappelé, dans son numéro de juin, le « sauvetage habilement conduit par l’association des Amis des Monuments Rouennais » et l’avocat Jean Martin, en 1974, du bel hôtel de Coquereaumont, 22, rue Beffroy, qui, sans eux, eût été démoli ou complètement dénaturé, et qui fut l’année suivante inscrit à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques. Puisse cet exemple faire école !

• Des engagements pré-électoraux de l’équipe municipale aujourd’hui reconduite, on se plaira à retenir le projet – dont nous avions suivi avec intérêt l’élaboration – d’une vraie réhabilitation de l’exceptionnel patrimoine qu’offre gericaultl’Aître-Saint-Maclou. Après la belle restauration de la façade principale de l’église éponyme, et près des pans de bois joliment restaurés de la rue Martainville, il y a là un grand chantier dont on attend beaucoup, et pas seulement à Rouen.

• Signalons enfin, Centenaire de 1914 oblige, le regain d’attention pour ce patrimoine si particulier que constituent les monuments aux morts. L’Académie des sciences, belles lettres et arts de Rouen a fait œuvre pionnière en leur consacrant une exposition vouée à être itinérante dont on pourra se procurer le catalogue (4), dû à trois de nos membres. La Ville, pour sa part, suite au travail préparatoire de la Commission des cimetières (à laquelle nous avons activement participé), a développé toute une signalétique au cimetière franco-britannique Saint-Sever, avec panneau explicatif bilingue, et restauré, autour du monument aux morts de la cité, le mémorial rappelant les noms des 4885 soldats tombés durant la Grande Guerre. Bonne occasion de (re)découvrir cet ensemble chargé de souvenirs et d’émotion que trop de Rouennais, aujourd’hui, ne connaissent pas.

 

Jean-Pierre CHALINE, Président

 

Notes :
1) Chateaubriand, Le Génie du christianisme, 1802, IIIe partie, livre 1, chapitre VIII.
2) Site de Paris-Normandie, 20/05/2014.
3) Rouen, les maisons à pans de bois au fil des siècles et des rues, sous la direction de Jean-Pierre Chaline, Amis des Monuments Rouennais, 2013.
4) Gardiens de la mémoire. Monuments aux morts et vitraux témoins de la Grande Guerre en Normandie, Rouen, 2014, 5 euros. Ce catalogue, reproduit en quadrichromie les 16 panneaux de l’exposition réalisée par Nadine-Josette et Jean-Pierre Chaline, avec la collaboration de Jean-Paul Hellot.

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